Partout les empreintes nous précèdent

2023

Exposition individuelle présentée à Drac, art actuel (Drummondville) du 25 février au 9 avril 2023.

Le terrazzo, revêtement de sol réalisé à partir de fragments de marbre enchâssés dans un liant quelconque, fait appel au principe du recyclage de façon éloquente : sa composition même relève de l’emploi de débris qui, autrement, seraient jetés à la poubelle. Ses origines remontent à l’époque néolithique, où des mosaïques de pavement étaient créées à partir du placement relativement aléatoire de tesselles. Cette technique, utilisée plus couramment lors de la période hellénistique, est importée de la Grèce à l’Italie sous l’Empire romain. Elle connait son véritable essor au 16e siècle en Vénétie, alors que la région du Frioul au nord-est de l’Italie devient le chef-lieu de l’industrie du terrazzo. Les artisans y développent un savoir-faire spécialisé, transmis de génération en génération. Une première association, la « Confraternita dei Terrazzieri », est notamment fondée à Venise en 1582. La technique sera ensuite introduite ailleurs en Europe, ainsi qu’aux États-Unis, dans la foulée de l’immigration d’artisans italiens. Les années 1920 donnent une seconde vie à ce matériau composite : les adeptes de l’Art déco raffolent de ses propriétés ornementales. C’est à ce moment que le procédé se transforme, passant d’un travail exclusivement manuel à l’usage d’équipement électrique. Dans les dernières années, le terrazzo a enflammé le monde de la décoration intérieure ; plus qu’un simple revêtement de sol, il se retrouve désormais sur les comptoirs de cuisine et les dosserets, dans les douches à l’italienne et sur les lavabos. Signe indéniable de son appropriation par la culture populaire, le célèbre matériau italien s’étend à divers accessoires tels que des tapis de souris, des rideaux de douche et des vases.

Il est possible d’imaginer que le terrazzo, en accord avec sa nature d’amalgame, porte en lui les époques traversées, les changements qui l’ont marqué. Peut-être est-il même constellé de potentiels latents, tracés à partir des vestiges d’utilisations antérieures. Il s’avère sans l’ombre d’un doute une métaphore évocatrice de la démarche d’Ann Karine Bourdeau Leduc. Sous la forme d’une installation architecturale, l’exposition Partout les empreintes nous précèdent réunit une panoplie d’éléments aux statuts a priori différents, qui acquièrent une saveur commune dans leur assemblage. Post-it et autres papiers, objets trouvés, matériaux de construction, moules en plâtre, numérisations d’échantillons de matériaux. Opérant une réactualisation des éléments présentés dans son exposition à Arprim à l’automne 2022, Bourdeau Leduc compose minutieusement en puisant dans son inventaire protéiforme. Dessins, sérigraphies, assemblages, sculptures, moulages, impressions numériques. Elle travaille au moyen d’une collection en constante transformation, organique dans la manière dont celle-ci se métamorphose au gré des activations. Le recyclage des matériaux au cœur des projets de l’artiste invite manifestement à envisager ses œuvres au regard de la notion de performativité. 

Au même titre que le procédé de création du terrazzo, Bourdeau Leduc récupère des retailles, souvent fournies par sa famille – qui possède une entreprise de charpenterie-menuiserie –, et les revalorise au sein de ses installations. Ces fragments sont accompagnés d’objets trouvés par l’artiste. Elle les choisit pour leur couleur, leur texture, leurs attributs particuliers. Laissés pour compte, ces objets-trouvailles contiennent une vie secrète qui ne peut qu’être imaginée. Ils peuvent néanmoins faire resurgir des souvenirs par leur simple matérialité : une céramique orangée datant des années 1980 évoquera la mémoire intime de la salle de bain de la maison familiale. Abordant ce potentiel mémoriel de façon quasi archéologique, Bourdeau Leduc s’applique à mettre en valeur ses trésors de bord de rue en leur accolant de nouveaux sens par le rapprochement des textures, des couleurs et des matériaux. Elle opère ainsi une permutation qui brouille les propriétés et les perspectives, de telle sorte qu’il devient ardu de déceler de quoi il s’agit. Les images et les objets se confondent. Qu’est-ce qui se trouve devant nos yeux? L’artiste nous pousse alors à chercher la réponse à même notre imaginaire, à nous tourner vers notre expérience personnelle.

Dans cet essaim de surfaces, les matériaux s’allient, dialoguent, s’accordent et se confrontent, entre chaos et séduction. La surabondance du motif fait état de l’omniprésence des tendances, à l’image de la consommation contemporaine. Couleurs de l’année. Style incontournable. Matières en vogue. Avec l’exposition Partout les empreintes nous précèdent, Bourdeau Leduc dresse un portrait sensible des paramètres au sein desquels évoluent les goûts et les désirs. Son iconographie singulière est le résultat d’un mélange éclectique inspiré d’éléments architecturaux, de formes et d’objets iconiques qui ont marqué divers courants artistiques et périodes historiques. Considérées comme les ruines de l’espace domestique, les trouvailles de l’artiste acquièrent une nouvelle fonction à travers leur mise en exposition : celle d’œuvre d’art. S’il n’est pas simple de convenir de ce qui fait œuvre, pour Bourdeau Leduc, elle est intimement liée à l’idée d’empreinte. L’empreinte du monde, qui s’imprime, se presse au matériau physique ou conceptuel. À n’en plus pouvoir distinguer l’empreinte négative et l’empreinte positive, le moule et le moulé, l’absence et la présence, l’avant et l’après. Partout les empreintes nous précèdent.

– Maude Johnson, Autrice

Cette exposition est possible grâce au soutien du 


Photos : Éliane Excoffier


Mark